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Archéologie du confinement : la carrière-refuge de Fleury-sur-Orne, juin-juillet 1944
Peut-on faire l'archéologie du confinement ? Depuis 2015, les archéologues de l’Inrap (Cyril Marcigny, Vincent Carpentier) et un historien (Laurent Dujardin) mènent des recherches croisées sur la carrière-refuge de Fleury-sur-Orne où se sont réfugiés pendant six semaines des centaines de civils pendant les bombardements alliés de l’été 1944. Retour sur un cas d'étude de l'archéologie des espaces confinés dans les temps récents.
Depuis une quarantaine d’années, l’archéologie, et notamment l’archéologie préventive, s’attache à mettre en lumière des pans méconnus de l’histoire ancienne ou récente, au travers de traces et des vestiges « nouveaux » que l’on n’aurait pas, jusqu’à une époque récente, considérés comme « archéologiques ». Parmi divers lieux et espaces, cette archéologie a questionné les lieux de l’enfermement, contraint ou volontaire, et parmi eux la « carrière-refuge » de Fleury-sur-Orne (Calvados), où ont été confinés pendant six semaines des centaines de civils lors des bombardements alliés de l’été 1944 sur Caen et sa région. En explorant l’occupation éphémère du refuge, situation que l’on retrouve à d’autres époques jusqu’à aujourd’hui, l’archéologie introduit un modèle offrant de nouvelles grilles d’interprétation et prend ici tout son sens de « fabrique de l’histoire », au croisement des données matérielles, de l’expérimentation (du point de vue de la démarche et des outils utilisés) et de la sociologie.
Un site miraculeusement préservé
C’est dans le contexte des gigantesques bombardements alliés (« Bomber stream ») à l’issue desquels la ville de Caen, pilonnée 78 jours d’affilée, est détruite à 75%, que la carrière Saingt accueille ses réfugiés. Dès le 5 juin 1944, comme d’autres propriétaires de carrières de Fleury-sur-Orne, les frères Saingt, prévenus par la Résistance et la BBC de l’imminence du Débarquement, ouvrent les portes de leurs caves aux sans-abris qui fuient la ville. Au bout de quelques jours, près d’un millier de personnes y sont installées pour survivre sous terre, dans des conditions rudimentaires.
Scène de vie dans la carrière des Coteaux à Fleury-sur-Orne
Coll. du Mémorial de Caen
Si les carrières environnantes servent également de refuges à des milliers de civils, les champignonnières, les visites et les pillages y ont depuis largement contribué à l’effacement des traces d’occupation pendant les bombardements alliés. La carrière-refuge de Saingt, elle, a été miraculeusement préservée, exception faite des parties bouleversées ou détruites lors du chantier de construction d’un lotissement voisin en 2005. Connu des seuls spéléologues capables d’y accéder et de quelques archéologues et historiens qui y ont mené des études minutieuses mais restreintes dans les années 1990 et 2000, le site est resté ignoré par les curieux. Les nombreuses observations réalisées au cours des dernières décennies, complétées des interviews d’anciens réfugiés, confirment que ce qui est encore visible actuellement coïncide, à peu de différence près, avec l’état du site en juillet 1944.
Un conservatoire archéologique
Véritable conservatoire archéologique, le site de la carrière Saingt offre un champ d’investigations relativement étendu, que ce soit sous l’angle des modalités d’occupation des lieux au cours des événements de 1944, des comportements sociaux en milieu confiné ou de l’archéologie industrielle. En 2015, une équipe interdisciplinaire, réunissant des archéologues, des géomaticiens, des topographes et des historiens entreprennent l’étude du site sur la base de techniques d’enregistrement et de prise de mesures non destructives, sans contact (balayage laser et photogrammétrie). Ce vaste programme de recherche affiche principalement une double ambition. D’une part, celle de développer des outils de relevés et d’analyse non intrusifs et performants pour l’examen de sols d’occupation (taphonomie, techniques 3D…), en vue de produire non seulement des données 2D (coupes ou élévations), mais aussi des vues en perspective photoréalistes et des modèles 3D. D’autre part, celle de proposer une « archéologie du refuge » ou « de l’enfermement », confrontée aux sources écrites et orales, livrant ainsi un référentiel utile à l’examen a posteriori de sites plus anciens, et offrant ainsi de nouvelles clefs d’interprétation.
Relevé topographique
Inrap
Relevé scan 3D de la carriere
Inrap
Archéologie et témoignages
De nombreux objets de tous types jonchent les sols archéologiques de la carrière-refuge : chaussures, bouteilles d’eau et d’alcool, briques réfractaires, objets précieux (horloge « Vedette »), bijoux cachés et oubliés dans des matelas, porte-monnaie, pièces, peignes, limes à ongle, flacon de parfum, gramophones, disques (cassés), jouets, poupées (baigneurs), dominos, boîte à musique… L’horizon chronologique étant parfaitement daté et contrôlé et le site parfaitement conservé, la carrière offre un intéressant cadre de référence sur le plan archéologique. Il est possible par exemple de voir de combien de mm s’est enfoncée une pièce de monnaie au bout de 75 ans, ou encore de s’interroger sur la manière dont les réfugiés ont géré le feu, en comparaison avec des grotte-refuges de la protohistoire ancienne, par exemple. L’approche choisie pour les étudier est de privilégier ainsi une archéologie pure, une analyse spatiale « à l’aveugle », puis de confronter cette interprétation aux témoignages des survivants.
Parallèlement à l’archéologie proprement dite, l'enquête historique et documentaire a été conduite en partenariat avec les historiens du Mémorial de Caen, complétée par la collecte des derniers témoignages et archives. L’une des survivantes de la carrière Saingt, madame Yvette Lethimonnier, âgée de 11 ans en 1944, est ainsi sortie de l’anonymat par suite de la « réactivation des mémoires » causée par la fouille, en 2014, des campements militaires canadiens attenants à la carrière (fouille Inrap sous la direction d’E. Ghesquiere), de même que par les investigations conduites dans la carrière elle-même. Ses souvenirs, d’une vivacité frappante, transposés sur le terrain lors d’une mémorable sortie spéléologique en compagnie de sa famille, délivrent aujourd’hui une information extrêmement précieuse permettant de comprendre la vie et l’organisation générale de cet espace éphémère et de remonter les différentes pièces de ce puzzle archéologique. On sait qu'une cuisine collective a été mise en place et que l’on a puisé largement dans le stock de bière des frères Saingt. Sur place, des aires damées ont été réparties aux familles réfugiées autour de cheminements délimités par des pierres ou des planches. Des tiges métalliques fichées dans les parois ou les piliers de la carrière, ont servi de supports à des étagères ou ont retenu des draps tendus afin de garantir un semblant d’intimité entre les paillasses. À l’intérieur de ces unités de vies, les objets reprennent leurs sens comme autant de souvenirs à fleur de terre.
Vue générale de la carrière-refuge
D; Butaeye, Inrap
Lieu de vie dont les contours sont visibles sur le sol.
D. Butaeye, Inrap
Porte-monnaie
D. Geoffroy, Inrap
Chapelet
Inrap
Pièce de monnaie avec francisque
Inrap
Dans les cryptes de l'histoire et de la mémoire
Les recherches menées sur la carrière Saingt sont innovantes à plus d’un titre. En faisant émerger l’histoire inédite et concrète des civils aux prises avec les bombardements alliés, elles s’inscrivent tout d’abord dans cette histoire « dissonnante » (dissonant heritage, Tunbrige & Asshworth 1996 ; Roberts 2010), faite de détails insoupçonnés et parfois bien éloignée des récits consacrés de la Libération et des schémas symboliques portés par la mémoire collective. Un autre aspect intéressant de ces expériences est la manière dont elles questionnent à leur tour la mémoire des réfugiés survivants, frappée elle-même de dissonances. Plusieurs témoignages ont ainsi occulté certains aspects de cette vie souterraine comme le fait que l’on se promenait à vélo dans les galeries, que des gouttes d’eau tombaient du plafond ou que la zone d’entrée de la carrière a été brièvement occupée et aménagées par les soldats allemands dans les jours qui ont suivi le Débarquement. Les vestiges archéologiques de bicyclette (roues, rustines), de parapluies et de divers militaria allemands complètent les récits tout en révélant des lacunes ou des « cryptes » inhérentes à la mémoire et à l’histoire.
Auteurs : Vincent Carpentier, Laurent Dujardin et Cyril Marcigny, avec la collaboration de Albane Burens, Laurent Carozza, Pierre Grussenmeyer, Samuel Guillemin, Sylvain Mazet et Laurent Vipard
Voir la bande annonce du film Le refuge oublié (52 minutes) réalisé par David Geoffroy et coproduit par France 3 Normandie, Court-Jus Production et l'Inrap (prix des collégiens et prix du Jury aux rencontres d'archéologie de la Narbonnaise 2019).