À l'occasion de la diffusion sur Arte du documentaire Sardaigne, la mystérieuse civilisation des Nuraghes le 19 octobre à 20h50, Isabelle Catteddu, archéologue à l'Inrap et conseillère scientifique du film, décrit de quelle façon l'archéologie renouvelle la connaissance de cette culture unique et florissante qui s'est développée durant l'âge du Bronze entre 1800 et 800 av. J.-C.

Dernière modification
21 octobre 2024

L’Inrap et Gedeon Programmes s’apprêtent à diffuser sur Arte Sardaigne, la mystérieuse civilisation des Nuraghes. Que signifie le mot « nuraghe » ? 

Isabelle Catteddu : Le sens du mot « nuraghe » s’est perdu avec le temps. Il désigne à la fois des constructions en pierre sèche monumentales, et la civilisation à l’origine de ces constructions disséminées sur tout le territoire de la Sardaigne et qui sont uniques au monde. Les premières études linguistiques suggéraient un dérivé de nur, désignant un « cumul de pierres » ou une « cavité dans la terre ». Tandis que la racine orientale nur signifie également « lumière » ou « feu », mais ces études étymologiques sont très discutées.

Dans sa forme la plus caractéristique, le nuraghe a l’allure d’une tour tronconique à plusieurs étages. Certains sont composés d’une tour unique, d’autres plus complexes regroupent plusieurs tours, voire un ou plusieurs murs d’enceinte.  Sur l’île, on en compte plus de 8000 encore debout, sans compter les autres monuments de l’âge du Bronze conservés eux-aussi en élévation sur l’île — une île au cœur de la méditerranée, dont la superficie est à peu près celle de la Bretagne.

Nuraghe 2

Le nuraghe Arrubiu, Orroli, province de Sardaigne du Sud. Son nom signifie « Nuraghe rouge » en sarde.

© Gedeon Programmes

La plupart des archéologues s’accordent désormais sur la fonction polyvalente des nuraghi et sur leur évolution fonctionnelle et architecturale au cours des siècles : structure défensive, résidentielle, mais aussi habitat, activité rurale, contrôle du territoire, centre de vie sociale, administrative et cultuelle. Certains ont pu jouer un rôle plus important de coordination. A partir du XIIe siècle av. J.-C., le nuraghe abrite des espaces à vocation cultuelle. Au-delà de leur fonction précise, ils s’insèrent tous dans un réseau territorial structuré et hiérarchisé.

Cette structure polyvalente de l’économie rurale témoigne d’un grand savoir-faire architectural, d’une civilisation florissante avec des corps de métier spécialisés, une société solidaire et nombreuse, disposant de ressources suffisantes pour aller au-delà de besoins et d’activités du quotidien. Difficile en effet d’envisager une telle activité de construction dans un contexte d’instabilité. Afin d’inventer une nouvelle forme architecturale et bâtir des milliers de tours — une prouesse —, ce peuple a dû répondre à des défis techniques majeurs, tout en témoignant d’une cohésion sociale forte.

Nuraghe 16

Nuraghe de Su Nuraxi de Barumini, Sardaigne du sud. Su Nuraxi a été entièrement fouillé de 1949 à 1956 sous la direction de l'archéologue sarde Giovanni Lilliu.

© Gedeon Programmes

Quels sont les grands traits de cette société nuragique d’après les témoignages archéologiques : architecture, funéraire, artisanat ? Et quelle a été son évolution ?

Isabelle Catteddu : Cette civilisation se distingue par son originalité. Au cours d’un long millénaire, entre 1800/1750 et 800/750 avant notre ère, la Sardaigne va connaître un développement remarquable dont les témoins sont nombreux : des nuraghi, ou tours tronconiques composant de vastes ensembles architecturaux, des villages de « cabanes » circulaires en pierre, des tombes mégalithiques monumentales dites « de géants », des puits et fontaines sacrés, des sanctuaires, des temples, une statuaire de bronze et de pierre, etc. Autant de témoignages d’une société prospère, complexe et surtout, unique.

Nuraghe 9

Vue zénithale de la tombe des géants de Sa Domu e S'Orcu (en forme de tête de boeuf), Sardaigne du sud.

© Gedeon programmes

Après une première phase d’expérimentation avec des tours de forme plus irrégulière (nuraghe dit « archaïque » ou protonuraghe à couloir /on en compte encore environ une centaine), l’île se couvre d’un maillage dense de nuraghi simples et complexes - de véritables compositions architecturales - en particulier entre le XVe et le XIIIe s. avant notre ère. Ces derniers sont des nuraghi à tholos : la partie supérieure de la chambre principale de plan circulaire se termine en tholos, sorte de plafond en dôme. Il s’agit d’une structure autoportante souvent sur plusieurs niveaux. Des escaliers hélicoïdaux sont aménagés dans les murs et conduisent aux étages supérieurs.

Le nuraghe ne peut être compris que dans son contexte environnemental, social et économique et en lien avec les autres monuments. L’importante densité des nuraghi (visibles les uns des autres) montre une appropriation du territoire organisée et progressive en quelques siècles seulement. Le réseau s’étend à toute l’île, sur tout type de relief, certaines zones livrant de plus fortes concentrations. Ce système d’organisation territoriale et de peuplement semble relier des communautés polycentriques visiblement interdépendantes à l’intérieur d’un système, où chaque nuraghe ou ensemble de nuraghi joue un rôle.

Autour des nuraghi se développent des lieux d’habitat, de production, de consommation, de transformation et des tombes collectives, tandis que certains villages de cabanes circulaires mais sans nuraghe sont également créés. L’organisation de la société est basée sur une activité agropastorale. Elle ne fait pas le choix d’une concentration de type urbain.

Nuraghe 6

Reconstitution du nuraghe et du village nuragique Arrubiu avec ses cultures, Orroli, province de Sardaigne du Sud.

© Gedeon Programmes

Autour du XIIe siècle avant notre ère, la société nuragique ne semble pas épargnée par la crise qui impacte tout le bassin méditerranéen. Mais elle rebondit. Certains nuraghi sont abandonnés, d’autres voient leur fonction évoluer vers un rôle sacré, tandis que sont construits de nombreux autres lieux rituels comme des sanctuaires, des puits, des temples, où sont déposées des offrandes : statuettes en bronze témoignant de savoir-faire métallurgique, épées, lingots de cuivre, objets divers... Ces ensembles montrent qu’il existait un monde symbolique riche et codifié, une dimension spirituelle partagée par la population mais qui hélas nous échappe, qui ne nous est pas accessible.

Nuraghe 7

Sanctuaire nuragique de Santa Vittoria, Sud-Sardaigne.

© Gedeon Programmes

Selon l’archéologue Mauro Perra, ces transformations prennent racine dans les bouleversements sociétaux, environnementaux et démographiques, qui secouent les communautés nuragiques. Le système d’une organisation politique et socio-économique centrée sur le nuraghe ne tient plus et le monument prend la fonction de symbole des ancêtres constructeurs des tours.

 

Qu’a apporté l’archéologie récente et ses différentes spécialités dans notre connaissance de cette civilisation nuragique ? Quels axes de recherches se développent le plus?

Isabelle Catteddu : La recherche autour de cette civilisation a été marquée notamment par le travail de Giovanni Lilliu et Antonio Taramelli dans la seconde moitié du XXe s. Mais peu de sites nuragiques ont été fouillés si on prend en compte la densité exceptionnelle de vestiges monumentaux encore debout. La fouille n’est pas exhaustive mais procède principalement par sondage et est particulièrement complexe. Les recherches se sont toutefois accélérées au cours des vingt dernières années.

Nuraghe 17

Nuraghe de Su Nuraxi de Barumini, Sardaigne du sud. Su Nuraxi a été entièrement fouillé de 1949 à 1956 sous la direction de l'archéologue sarde Giovanni Lilliu.

© Gedeon Programmes

Les résultats à venir sont particulièrement prometteurs. La fouille du nuraghe Arrubiu à Orroli est un bon exemple. L’archéologue Mauro Perra y a en effet développé un travail interdisciplinaire et des études paléoenvironnementales dont les résultats sont exceptionnels. Cet exemple montre tout le potentiel de la recherche sur l’île (notamment au vu de l’état de conservation des niveaux d’occupation). La multiplication des datations radiocarbone permet par ailleurs enfin de préciser les phases de transformation de cette société sur un long millénaire. Les périodes de transition avec le Néolithique, d’une part, et avec la période phénicienne, d’autre part, doivent encore être affinées dans le cadre de nouvelles fouilles.

Nuraghe 5
Fouille d'un silo à grain dans le nuraghe Arrubiu, Orroli, province de Sardaigne du Sud.
© Gedeon Programmes

Que nous apprennent les bronzetti sur la composition de cette société chefs, guerriers, artisans, femmes, bétail, etc. ?  

Isabelle Catteddu : Statuettes en bronze déposées majoritairement dans les lieux de culte (fontaines, puits, nuraghi, sanctuaires – plus d’une centaine de monuments-…), les bronzetti constituent une documentation exceptionnelle pour les archéologues. Selon l’archéologue Fulvia Lo Schiavo, les sanctuaires jouaient également un rôle social pour réunir la collectivité et redistribuer les ressources, comme en témoignent les vestiges et le mobilier mis au jour.
Les statuettes représentent des personnages, des animaux, des outils, des moyens de transport terrestres et maritimes, mais aussi des nuraghi miniatures donnant ainsi une illustration complète de l’architecture du nuraghe. Parmi les personnages : guerrier avec bouclier et épée, héros, notable, lutteur, offrant, instrument musical, mère et son enfant sur les genoux… Le plus grand mesure 38cm. Certaines représentations sont davantage symboliques, d’autres très réalistes.

Comment explique-t-on qu’une culture aussi originale soit apparue et se soit développée aussi longtemps en Sardaigne, sans subir les mêmes ruptures que l’on observe dans le reste de l’Europe ? Aurait-elle « réussi » du fait de son relatif isolement ?

Isabelle Catteddu : Le développement de la civilisation nuragique aux âges du Bronze moyen, récent et final et au premier âge du Fer est aujourd’hui mieux compris (et mieux daté/14C). Comme ailleurs, les sociétés nuragiques sont caractérisées par des processus dynamiques. L’étude des millénaires qui précèdent montre qu’elle n’apparaît pas brusquement. Ces périodes de transitions présentent cependant encore des zones d’ombre, notamment l’âge du Bronze ancien.

Les bronzetti représentant des guerriers et ainsi que tous les éléments architecturaux de fortification ont longtemps associé cette civilisation à la guerre. Toutefois, l’étude des tombes collectives et des ossements ne montre pas de trace de violence et la fouille des sites ne livre pas de niveaux de destruction violente. Il semble que les représentations « guerrières » ciblent davantage les valeurs associées (courage, force…) et renvoient selon l’archéologue Fulvia Lo Schiavo, au culte des ancêtres héroïsés. Les sépultures ne livrent pas d’indication hiérarchique : sont inhumés ensemble et avec très peu de mobilier, hommes, femmes, enfants, jeunes, âgés… Les questions de hiérarchisation sont par contre au cœur des études conduites sur l’organisation des nuraghi au sein des territoires.

Nuraghe 8

Tombe des géants de Sa Domu e S'Orcu, Sardaigne du sud.

© Gedeon programmes

L’insularité a bien évidemment contribué à l’originalité de cette civilisation (même si cette île était insérée dans de larges échanges et donc d’autres influences). Il semble que cette société agropastorale était organisée avec des liens interdépendants sur l’ensemble de son territoire et une forte cohésion sociale qui apparaît à travers une large homogénéité culturelle, visible dans l’architecture, les rituels, les pratiques funéraires… Cette cohésion et un territoire riche en ressources leur ont probablement permis de rebondir après la crise du XIIe siècle qui secoua le bassin méditerranéen. Toutefois, sans trace écrite, nous ne pouvons que nous interroger sur les motivations (croyances ? autorités ? visées ?) à l’origine de cette expression d’un groupe culturel qui semble avoir eu l’assurance de s’installer dans la durée, voire dans l’éternité. A partir du XIIe siècle, la société semble toutefois se restructurer en profondeur. Selon les archéologues, la crise touche particulièrement les élites et un système sociétal qui se fragilise. C’est à ce moment que se développent les sanctuaires et de nouvelles pratiques cultuelles.

Nuraghe 4

Emily Holt (archéologue), site de Sa Conca 'e sa Cresia, profince de Sardaigne du sud.

© Gedeon Programmes

Insulaires, mais loin d’être isolés, les peuples nuragiques sont connectés et ils se transforment aussi au contact d’autres modèles culturels, notamment à l’âge du Fer, au contact des phéniciens. Au VIIIe siècle avant notre ère, la société nuragique témoigne encore d’une vitalité, mais son mode de vie change progressivement. Seules les fouilles de sites (comme à San Vero Milis) occupés sans discontinuité au cours des périodes nuragiques et phéniciennes pourront aider à mieux comprendre cette période de transition (pacifique en ce qui concerne l’arrivée des phéniciens) et de métissage.

Les tombes de Mont’e Prama marquent-elles la forme ultime du phénomène nuragique ?

Isabelle Catteddu : Au-delà de l’ensemble de statues monumentales de Mont'e Prama et de la mise en scène de cet ensemble, les sépultures (plusieurs centaines) signalent un changement majeur dans la société nuragique, qui consiste en une modification radicale des pratiques funéraires. On passe en effet de tombes collectives à des tombes individuelles, en puits excavés, le défunt étant inhumé dans une position accroupie. Cette nécropole est cependant particulière car elle ne compte a priori (la fouille n’est pas terminée) que des individus masculins jeunes.

 

Quelle est votre part dans ce documentaire ?

Isabelle Catteddu : Sarde, j’ai grandi au milieu de nuraghi, tombes, sites phéniciens et romains ; et c’est en Sardaigne qu’est née ma passion pour l’archéologie. C’est également sur cette île que j’ai effectué mes premières prospections archéologiques de terrain puisque mon mémoire de maîtrise consistait en une carte archéologique de la Sardaigne (province d’Oristano). Il s’agissait également d’un travail de géographie historique, afin de mieux comprendre la place de l’héritage nuragique dans l’évolution de l’aménagement du territoire dans l’Antiquité et sur la longue durée.

Déjà à l’époque (fin des années 80 !), les relations des sociétés à leur environnement et la lecture des territoires sur la longue durée étaient au cœur de mes recherches. Ce sont les bergers sardes qui les premiers m’ont appris à lire le sol. Ma carrière a ensuite pris une autre direction à l’Afan puis à l’Inrap, mais j’ai toujours suivi l’évolution de la recherche en Sardaigne. Il y a quelques années, j’ai repris mes premières recherches et réflexions afin de les relire avec un nouveau regard, à la lumière de toutes mes années de fouilles préventives de grande superficie et de l’expérience acquise dans le cadre de programmes de recherches interdisciplinaires, notamment dans le domaine des études paléoenvironnementales et archéogéographiques.

J’ai participé à ce documentaire comme conseillère scientifique. Je suis intervenue dès le tout début du projet pour : conseiller les réalisateurs sur cette civilisation méconnue, sur la documentation existante, les archéologues spécialistes à contacter, les sites à visiter ou à retenir, répondre aux différentes questions tout au long du projet, faire des repérages sur place, participer à certains moments du tournage, valider le scénario…

À voir sur ARTE samedi 19 octobre 2024 à 20h50. Disponible sur arte.tv du 12 octobre au 19 décembre 2024.