Gabriel Zuchtriegel, directeur franco-italien du site de Pompéi, présente Pompéi, la magie des ruines - Un voyage dans les rues de la cité antique (Alisio Histoire), préfacé par Dominique Garcia, président de l’Inrap. Les deux chercheurs échangent leurs points de vue sur la médiation et la valorisation des sites archéologiques à l'ère de nouveaux enjeux de durabilité culturelle.

Dernière modification
04 novembre 2024
Pompéi Zuchtriegel

La direction d’un site mondial tel que celui de Pompéi vous a mis en contact avec un très grand nombre et une très grande variété de publics. Quelle est l’intention générale de ce livre ? À qui s’adresse-t-il ?

Gabriel Zuchtriegel : Il s'agit d'un livre qui s'adresse à tous et qui cherche à réintroduire l'archéologie comme un sujet qui nous concerne tous, qui a quelque chose à nous dire, en donnant à notre présent une profondeur temporelle dans le passé. Cela peut également nous aider à envisager l'avenir différemment, en réalisant les nombreux changements et adaptations auxquels l'humanité a été confrontée dans le passé et sera encore confrontée à l'avenir.

Pourquoi avez-vous préfacé le livre de Gabriel Zuchtriegel ? Qu’est-ce qui dans ce livre parle à votre expérience ?

Dominique Garcia : Dès la première lecture du manuscrit de la traduction française de « Pompéi. La magie des ruines » j’ai été frappé par l’originalité du document. En effet, ce livre aborde l’histoire du site et l’histoire de son exploration, mais on y découvre également le parcours de l’auteur, brillant chercheur et actuel directeur du parc archéologique de Pompéi. À cette occasion, Gabriel Zuchtriegel partage avec nous son rapport à l’archéologie et au patrimoine dont il montre l’originalité en convoquant pour l’illustrer la musique classique, la psychanalyse, la littérature mais aussi le regard d’amis, de collègues ou d’anonymes. Selon une approche qui n’est pas sans rappeler la politique scientifique et culturelle de l’Inrap, il nous rappelle, à partir de l’exemple de Pompéi, que tout ce qui est découvert enfoui dans un site archéologique questionne ce qui bat encore en nous : « Nous fouillons, c’est votre histoire ! ».

Pourquoi visite-t-on le site de Pompéi ? Vous dressez dans votre livre une physiologie des visiteurs frappés de différents « syndromes ». Pourriez-vous brièvement les détailler ?

Gabriel Zuchtriegel : À un extrême, il y a le syndrome de Stendhal, cet écrivain français qui, lors d'une visite à Florence en 1817, fut si profondément impressionné par l'histoire et l'art qu'il s'en sentit physiquement affecté. À l'autre extrême, il y a ce que j'ai appelé le syndrome du collectionneur : nous sommes tellement occupés à cocher l'expérience imposée par un prétendu canon que nous ne percevons plus l'unicité du moment où un individu rencontre une œuvre ou un témoignage du passé. C'est pourquoi nous risquons souvent de nous attacher à l'expérience décrite par d'autres et de passer à côté de l'essentiel : l'expérience qui produit en nous la rencontre avec l'histoire.


Ce tableau des visiteurs de Pompéi peut-il être étendu aux sites plus éphémères de l’archéologie préventive ?

Dominique Garcia : Le caractère « éphémère » des chantiers d’archéologie préventive oriente le regard du visiteur qui, bien souvent, découvre le site de fouille dans le cadre d’un projet pédagogique ou une manifestation dont les attendus ont été clairement définis auparavant. De même, la « conservation par l’étude » qui est la finalité du processus d’archéologie préventive, tout comme la nature diverse des sites que nous mettons au jour, engendrent des « syndromes » moins aigus mais parfois très sensibles : le visiteur sait qu’il ne reverra jamais le site qu’il vient de découvrir. En cela, nos chantiers sont avant tout des laboratoires à ciel ouvert où la médiation directe avec les archéologues permet d’écarter les idées reçues et, à chacun, de s’approprier des données récemment acquises.


Vous donnez un grand rôle à l’émotion, comme moteur d’une vocation et d’études archéologiques. Ne regrettez-vous pas qu’elle soit ensuite mise de côté dans les discussions entre spécialistes ?

Gabriel Zuchtriegel : Si nous sommes honnêtes, il s'agit avant tout d'émotions : la curiosité de connaître notre passé, mais aussi la recherche de galaxies lointaines et des origines de l'univers. Nous sommes le seul animal qui se préoccupe de ces choses, qui cherche un sens au monde extérieur pour mieux comprendre qui nous sommes.

Dominique Garcia : Je vais faire le même aveu : le moteur initial –natif et naturel– est bien l’émotion. Mais, justement, la finalité de notre démarche est de « faire notre miel » de ce trouble, de s’en saisir, de l’accompagner et de le canaliser puis, progressivement, l’environner de repères culturels, sociaux et historiques.

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Vue depuis la tour de Mercure.

© Silvia Vacca

Les études de genre ont joué un rôle déterminant dans votre parcours et dans vos analyses. Estimez-vous qu'elles pourraient renouveler le discours archéologique et rapprocher l’archéologie de nouveaux publics ?

Gabriel Zuchtriegel : Je pense que ce qui se passe souvent dans l'histoire de l'archéologie, c'est que l'évolution du présent ouvre de nouvelles perspectives sur le passé. Ce n'est pas que les études de genre changent le passé, mais elles nous placent devant de nouvelles questions et de nouvelles méthodologies qui peuvent nous aider à mieux comprendre certains aspects de la société ancienne. Nous devons être conscients que nous observons toujours cette société à partir d'un horizon contemporain, d'où la nécessité d'une prise de conscience. Les stimuli du présent sont précieux si nous ne les confondons pas avec la réalité historique ; ils sont un moyen d'éclairer d'un jour nouveau les données archéologiques en notre possession.

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La Palestre de Iuvenes (des jeunes).

© Silvia Vacca

 

L’archéologie du genre a aussi fait son entrée à l’Inrap, mais elle se heurte à la discrétion des vestiges pour les périodes les plus reculées. Quels axes vous paraissent les plus prometteurs, en termes de recherche et de public ?

Dominique Garcia : Il est dans l’ADN de l’Inrap de se saisir des questions du présent pour interroger le passé et éclairer notre avenir. Plusieurs travaux (fouilles, diplômes universitaires, livres, expositions) en lien avec cette problématique ont été initiés par l’Institut. La production d’une récente Archéocapsule, exposition légère, permet de poser, de façon pédagogique, de bonnes questions dont : l’archéologie peut-elle observer des inégalités entre femmes et hommes ? Les rôles sociaux attribués aux unes et aux autres ont-ils varié au cours du temps ?

Comme d’autres indices – âges, statut social, état de santé, etc. – l’étude de la différenciation sexuelle est devenue essentielle à la compréhension des sociétés passées. S’il reste difficile d’apporter des réponses pour les périodes lointaines de l’histoire humaine, certaines hypothèses se confirment à l’appui des vestiges découverts : tout indique qu’une répartition sexuelle du travail et que la valorisation sociale des attributions masculins sont une réalité depuis au moins 10 000 ans.

 

Vous avez pu proposer une estimation du nombre d’habitants de Pompéi  – près de 45 000 personnes – très supérieure à celle qui a été proposée par d’autres chercheurs. Quelles conséquences sociales en tirez-vous sur cette ville ? Pompéi était-elle la ville « riche » qu’a fixée la postérité ?

Gabriel Zuchtriegel : Pompéi et le monde romain en général étaient extrêmement complexes sur le plan économique et social. Mais il est difficile de s'en rendre compte car la plupart des sources écrites dont nous disposons se réfèrent aux élites du passé. Je crois que l'archéologie, et l'archéologie de Pompéi en particulier, est très importante pour corriger une image du monde antique qui pourrait être déformée si elle n'est pas intégrée à la matérialité de ce monde, aux espaces parfois très exigus dans lesquels vivaient des familles entières, aux conditions d'hygiène précaires, à la maladie et à l'exploitation. Cela aussi faisait partie du monde classique de Virgile et de Sénèque.

Que vous dit cette estimation démographique de Pompéi sur les agglomérations gauloises, et gallo-romaines ? 

Dominique Garcia : Apprécier et modéliser le niveau des populations gauloises est une entreprise séduisante mais ardue. Je m’y suis essayé en m’associant à une chercheuse du CNRS, Delphine Isoardi, afin d’étudier les liens entre les variations démographiques des communautés protohistoriques méridionales, la capacité de production alimentaire et l’impact de l’activité commerciale coloniale grecque. Nous avons usé des concepts manipulés par les géographes et démographes et nous les avons confrontés au contexte historique et économique tels que les supports matériels et textuels le restituent. L’enquête et ses résultats sont passionnants mais posent plus de questions qu’ils n’apportent de réponses assurées !

L’État, les mécènes, jouent un rôle prépondérant dans les fouilles archéologiques qui sont menées à Pompéi et dans la sauvegarde de ce site. Que peut apporter ce site en particulier et l’archéologie à la société en contrepartie de ces investissements ?

Gabriel Zuchtriegel : La grande question de notre époque est celle de la durabilité, environnementale mais aussi économique. Les musées et les parcs archéologiques doivent viser une plus grande autosuffisance, mais je ne pense pas que l'augmentation du prix des billets soit la seule solution, et peut-être même pas la plus appropriée : nous devons éviter d'élever les seuils économiques, en excluant les couches les plus faibles de la population qui n'ont pas les moyens d'accéder au monde de la culture. Mais ce n'est pas seulement et peut-être même pas d'abord une question économique. C'est pourquoi nous parlons également de durabilité culturelle : nous devons gérer les sites culturels de manière à ce qu'ils deviennent participatifs pour les communautés locales. À Pompéi, nous avons un projet pour les adolescents et les enfants de la région : nous faisons du théâtre avec eux et, à la fin de l'année scolaire, ils montent une pièce ancienne sur scène, dans le théâtre antique de Pompéi. Le projet s'appelle « Dream of Flying » et c'est l'une des plus belles expériences de ces dernières années.
 

Dominique Garcia : La programmation scientifique et culturelle de l’Inrap répond directement à cette question. Nous sommes présents sur tous les territoires et nous nous adressons à tous les publics : sur les terrains archéologiques (notamment lors des Journées européennes de l’archéologie) mais également dans des lieux culturels –en partenariat avec de nombreuses institutions–, dans les écoles, les collèges et lycées… On nous retrouve également dans des espaces plus inattendus, où nous allons à la rencontre de nos concitoyens comme sur les parvis et dans les halls de gares SNCF ou, récemment, dans le couloir du métro de la gare Montparnasse à Paris. Les publications pour jeunes et adultes, notre présence dans les média (journaux, magazines, télé, radio, web…) mais aussi la richesse de notre site internet illustrent cette « restitution par l’étude » qui caractérise l’archéologie préventive et, plus largement, les missions de transmission des connaissances propres à notre discipline.

Mais, bien entendu, ce qui se déroule aujourd’hui à Pompéi nous fascine. Le constat est clair : la dégradation naturelle des matériaux, la fréquentation touristique – excessive ou même régulée –, le pillage des vestiges et le vandalisme, l’impact des intempéries, voire l’action des archéologues qui explorent les « archives du sol » et « consomment » du patrimoine, rendent illusoire une démarche conservatoire absolue. Nous en sommes tous conscients : on ne fossilise pas le passé, on le restitue. Le partage de la connaissance s’impose comme une priorité.
Site archéologique le plus fréquenté au monde, Pompéi est donc, également, un véritable laboratoire à ciel ouvert du devenir du tourisme culturel et des enjeux de la patrimonialisation dont le livre de Gabriel Zuchtriegel témoigne de façon savante, agréable et convaincante.

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Participer à la rencontre de Gabriel Zuchtriegel et de Dominique Garcia au  Salon du livre d'histoire de Versailles, samedi 23 novembre 2024