Le musée de Préhistoire d’Île-de-France présente du 9 avril au 30 décembre 2022 « Mémoire de sable. Archéologie et carrières en Île-de-France », en partenariat avec l'Inrap, le Département de Seine-et-Marne et avec le concours de l’Unicem Île-de-France.
Commissaire d'exposition scientifique avec Patrick Gouge, Valérie Delattre, archéoanthropologue à l'Inrap, décrit les apports singuliers de l'archéologie des sablières à la discipline et à la vie de l'Institut.

Dernière modification
05 juillet 2023

Qu’ont de particulier les fouilles de sablières ?

Valérie Delattre : Il s’agit d’une archéologie située en bord de rivière ou de fleuve, dans des contextes forcément ruraux, hors du maillage urbain. Cela a pour conséquence que certaines périodes y sont très documentées, comme la Préhistoire et la Protohistoire, alors que les périodes gallo-romaines, médiévales et modernes le sont beaucoup moins, car les installations humaines sont ailleurs, sur les plateaux notamment. C’est donc une archéologie en pointillés, raison pour laquelle nous avons choisi de faire une exposition non pas constante chronologiquement, mais strictement adossée aux résultats obtenus, avec une surreprésentation de la Préhistoire et de la Protohistoire, et des focus plus limités sur les autres périodes.

Le parcours d’exposition remonte le temps, comme lors de fouilles archéologiques où ce sont les sols les plus récents qui apparaissent en premier et les plus anciens en dernier. Ce parcours commence avec les poilus de la guerre de 1914-18 et la fouille récente de la batterie d’artillerie de Villevaudé (Seine-et-Marne) et il se termine avec les deux mammouths de Changis-sur-Marne (Seine-et-Marne), morts il y a 90 ou 100 000 ans.

Les fouilles de sablières se déroulent sur de grands espaces. Quelles conséquences cela a-t-il sur la recherche ?

V.D. : C’est avant tout une archéologie du territoire et de l’espace, très ample et différente de celle qui est pratiquée en pleine ville sur des emprises contraintes de quelques dizaines de m2. Les fouilles de sablière peuvent s’étendre sur des dizaines d’hectares mitoyens et donner ainsi accès à des villages entiers, chemins, itinéraires, parcellaires, mais aussi à des nécropoles qui sont des marqueurs de territoire. Le propos de l’exposition était de montrer comment cette archéologie a permis de documenter des périodes peu ou mal connues, et comment elle a enrichi certaines thématiques. Je pense en particulier au contexte funéraire de la Protohistoire, car ces fouilles en milieu rural ont livré des dizaines et des dizaines de contextes funéraires déployés dans les vallées.

Villiers-sur-Seine, « Le Gros Buisson » (Seine-et-Marne)  vue aérienne d’un habitat de la fin de l’âge du Bronze.

Villiers-sur-Seine, « Le Gros Buisson » (Seine-et-Marne)  vue aérienne d’un habitat de la fin de l’âge du Bronze.

© Carlos Valéro


Pourriez-vous donner un exemple de ces thèmes scientifiques qui serait particulièrement redevable de ces fouilles de carrières ?

V.D. : Je pense par exemple aux dépôts humains en silo du second âge du Fer. On trouve régulièrement des squelettes dans des silos à grain à cette période. Pendant longtemps, ces squelettes ont été interprétés comme un indice de marginalisation ou de relégation des défunts, voire comme l’expression d’une forme d’esclavage ou d’infériorité d’une population à qui l’on aurait dénié l’accès à la nécropole. Or, le fait de pouvoir travailler sur des centaines d’hectares mitoyens, devenus accessibles grâce à ces grands décapages, et de disposer de corpus de centaines de batteries de silos a permis de revisiter complètement cette notion de « sépulture de relégation ». J’ai proposé que ces défunts n’étaient pas des esclaves ou des individus de second rang, mais des offrandes humaines de prix, déposées dans les silos avec de beaux objets, des animaux sélectionnés et sacrifiés. Je ne suis pas loin de penser que ces défunts aient été sacrifiés, sauf que je ne peux pas le démontrer ostéologiquement. Ces humains sélectionnés puis associés à des silos sont sans doute des intercesseurs, le summum de ce que l’on pouvait faire en termes d’offrande aux divinités souterraines. Cette structure de conservation, vitale dans ce monde exclusivement agricole, assurait ainsi le lien entre le monde des vivants et les forces du dessous. Déposés ou mal agencés, ces cadavres « en décomposition » invoqueraient les forces de fertilité des terres avoisinantes. C’est devenu un postulat, une composante des religions celtiques et on ne parle quasiment plus aujourd’hui des sépultures de relégation. Or, cette interprétation n’a été possible que grâce à cette archéologie des grands espaces, qui permet de constituer des corpus et des réflexions statistiquement étayées.

Quels sont les objets que l’on trouve dans les sablières ? L’artisanat y est-il bien représenté ?

V.D. : L’archéologie des sablières, dont on peut penser qu’elle est ingrate, est associée à la ruralité, aux paysans, mais elle nous donne aussi accès à des communautés qui ont des savoir-faire et un artisanat de très haute qualité. Dans l’exposition, nous avons pu faire un focus sur l’armement du second âge du Fer et sur les prouesses de l’orfèvrerie celtique :  torques, épées, fibules, bracelets... Nous avons présenté de très beaux objets emblématiques des fouilles qui ont marqué l’histoire de l’archéologie préventive, comme la vannerie mésolithique et la rare figurine féminine néolithique en terre cuite découvertes à Noyen-sur-Seine, le collier néolithique de Vignely, le protomé de taureau en alliage cuivreux trouvé à Varennes-sur-Seine…


Parmi ces objets de tout premier plan, je ressens un intérêt tout particulier pour les hair-rings de Changis-sur-Marne, d’une part, parce que je les ai fouillés, dans des incinérations, d’autre part, parce qu’ils restent toujours des objets énigmatiques et emblématiques. Paradoxalement, c’est à Changis-sur-Marne, qui est une des nécropoles de l’âge du Bronze les plus ingrates qu’il m’ait été donné de fouiller et d’étudier, que l’on a trouvé la plus riche dotation en hair-rings de l’âge du Bronze. Avec trois céramiques sur 200 tombes et vraiment peu de mise en scène des défunts, il s’agit vraiment d’une nécropole rurale « à l’économie », que l’on ne pouvait associer à un statut privilégié. Or, c’est elle qui a livré ces 23 anneaux recouverts de feuille d’or, dont à peine une centaine n’est connue sur le continent. C’est le pied-de-nez de cette archéologie des sablières !

Françoise Lafage, Inrap, UMR 8215 Trajectoires.

Perles de verre et hair rings en bronze et or., XIVe-XIIsiècles av. J.-C, Changis-sur-Marne, « Les Pétreaux » (Seine-et-Marne), 1995-2005, fouille :Françoise Lafage, Inrap, UMR 8215 Trajectoires.

© Véronique Brunet, Inrap

Ces objets sont intéressants également parce que l’on ne connaît pas leur statut. Anneau pour tenir des nattes ? Piercing ? On les trouve à l’unité ou par paire dans des incinérations, mais, ici, ils n’ont pas été brûlés. À Changis-sur-Marne, ces hair-rings sont associés à des sujets biologiquement immatures, des grands adolescents. Faut-il les associer à un rite de passage ? Ces objets sont magnifiques mais surtout riches de questionnements scientifiques. On ne sait encore presque rien d’eux.

Françoise Lafage, Inrap, UMR 8215 Trajectoires.

Hair ring en bronze et or, XIVe-XIIsiècles av. J.-C, Changis-sur-Marne, « Les Pétreaux » (Seine-et-Marne), 1995-2005, fouille :Françoise Lafage, Inrap, UMR 8215 Trajectoires.

© Véronique Brunet, Inrap

« Mémoire de sable » est labellisée « 20 ans de l’Inrap ». Cet événement résonne-t-il particulièrement avec l’anniversaire de l’Institut ?

V.D. : Je suis commissaire scientifique de l’exposition avec Patrick Gouge, archéologue départemental de Seine-et-Marne. Pour ma part, j’ai commencé ma carrière à l’AFAN puis à l’Inrap en travaillant sur des sites funéraires d’exception dans les sablières, à la confluence Seine-Yonne et dans la vallée de la Marne, mais cette exposition se voulait aussi un retour d’expérience d’archéologues qui ont commencé ensemble leur parcours bénévole puis professionnel : les uns sont allés à l’Inrap, les autres dans les collectivités territoriales, et d’autres encore dans les musées. C’est une exposition générationnelle, qui revêt un fort aspect amical, en mode « grande famille » parce nous sommes nombreux à avoir ancré notre parcours professionnel dans cette archéologie-là, des sablières, des grands travaux. Cela dit, si nous avons fait l’historique de l’archéologie des sablières dans l’exposition, plusieurs des fouilles qui sont présentées sont récentes ou en cours. Nous ne sommes pas les yeux rivés sur le passé avec nostalgie. Nous sommes dans l’actualité de l’archéologie préventive. L’Unicem désirait depuis très longtemps faire avec l’Inrap une exposition sur l’archéologie en carrière. Cela avait tout son sens de le faire au musée de la Préhistoire de Nemours, avec l’Unicem, et dans le cadre de cet anniversaire des 20 ans de l’Inrap. C’est un bel alignement des planètes !

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Commissaire de l'exposition : Anne-Sophie Leclerc, conservatrice en chef du Patrimoine, responsable du musée de Préhistoire d’Île-de-France
Commissaires scientifiques : Valérie Delattre, archéoanthropologue, Inrap ; Patrick Gouge, conservateur du Patrimoine, chef du Service départemental d’archéologie de Seine-et-Marne
Partenaires : Solène Bonleu, chargée de développement culturel et de communication, Inrap Île-de-France ; Christophe Parisot, directeur de Seine-et-Marne environnement (SEME)
Scénographie et graphisme : Yves Morel Workshop, Anaïs Maillot & Yves Morel
Illustrations : Céline Piret
Maquettes : Stéphane Rogge
Mémoire de sable carré