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Avec armes et bagages - Les Celtes du Chablais
Du 16 mai au 13 novembre 2022, le musée du Chablais, musée de France de la Ville de Thonon-les-Bains, organise une exposition temporaire consacrée aux Celtes qui ont vécu entre Alpes et Léman au cours de l’âge du Fer. Réalisée en partenariat avec l'Inrap, l’exposition a reçu le label « l’Inrap a 20 ans ! ». Christophe Landry, commissaire d’exposition, décrit cette fenêtre ouverte sur ce patrimoine singulier du Chablais et du Thononais.
Comment est né le projet d’exposition ?
Christophe Landry : En 2012, un collègue du musée du Chablais, qui gérait l’inventaire du dépôt archéologique du musée, a sauvé d’une inondation plusieurs cartons contenant de nombreux objets inédits de l’âge du Fer. Ces mobiliers avaient été découverts 40 ans plus tôt, entre 1964 et 1972, à l’occasion de sauvetages menés dans les carrières de sable de Chens-sur-Léman, puis oubliés dans le dépôt hébergé dans les caves de l’ancien couvent de la Visitation. Le découvreur de ces objets, Jean-Claude Périllat, un professeur d’histoire-géographie et archéologue amateur, était décédé peu de temps après leur découverte lors de l’effondrement d’un sondage profond sur le chantier de fouille des ateliers de potiers romains du centre de Thonon. Cet accident avait eu un très fort retentissement dans le Chablais, car Périllat était en quelque sorte dans cette région un pionnier des fouilles de sauvetage, non encore réglementées, bien avant l’Afan et l’Inrap. Il est très vite apparu comme une urgence de faire restaurer ces objets, dont on savait qu’ils provenaient de sépultures celtes. Il était temps de prendre le relai 40 ans après les travaux de Périllat brutalement interrompus, et de relancer l’intérêt pour les nécropoles protohistoriques du Chablais.
Jean-Claude Périllat lors de la fouille d’une sépulture de guerrier celte dans les années 1960 (Chens-sur-Léman, nécropole des Léchères).
© Coll. Académie chablaisienne, fonds Périllat
Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur les Celtes du Chablais ?
Christophe Landry : J’ai été amené à m’intéresser aux Celtes en découvrant, lors d’un diagnostic préventif réalisé en 2008 à Vereître, dans la commune de Chens-sur-Léman, une tombe de guerrier isolée datant du second âge du Fer (IIIe s. av. J.-C.). Il s’agit de la seule tombe de cette époque fouillée en Haute-Savoie depuis que l’Inrap existe, et cela malgré toutes les fouilles menées dans la région sur d’autres sites funéraires diachroniques, comme au Genevray à Thonon. Le guerrier a été enterré avec tout son armement et ses parures : fibules, bracelet, épée dans son fourreau et fer de lance. Le fourreau présente un remarquable décor rapporté de griffons en bronze, créatures emblématiques de l’art celtique, dont seuls deux autres exemples sont connus dans les Alpes françaises.
Diagnostic dans le Chablais en 2008...les archéologues de l'Inrap sont sur le point de découvrir la tombe du guerrier de Vereître à Chens-sur-Léman.
© Christophe Landry - Inrap
Cette découverte faisait évidemment écho aux travaux de Périllat, et donc à partir de 2012 aux mobiliers miraculeusement remontés à la surface. Parmi ceux-ci, beaucoup étaient en fer et menacés de disparition par la corrosion. Aussi fallait-il les restaurer avant de les étudier et de reconstituer le contexte de leur découverte. En 2014, j’ai donc lancé un programme collectif de recherche (PCR), « Le Chablais au second âge du Fer », avec des chercheurs de l’Inrap et d’autres collaborateurs scientifiques, ainsi que la propre fille de J.-C. Périllat et les bénévoles du Groupe de Recherches Archéologiques de Thonon (GRAT) et de l’Académie Chablaisienne. Ces derniers conservaient en effet la mémoire de J.-C. Périllat et un certain nombre d’archives de fouille, des photographies, des notes, des croquis, des dessins à l’encre.
Cette démarche avait un sens scientifique, mais aussi patrimonial, en particulier pour la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes et le département de la Haute-Savoie, qui souhaitaient rendre son statut de site majeur à la nécropole de Chens-sur-Léman, fouillée anciennement et un peu secrètement. La ville de Thonon et le musée du Chablais ont financé la restauration des 271 objets en fer, en bronze et en verre exhumés de l’ancien dépôt de fouille, et à l’issue de 6 années de restauration, le projet d’exposition a rapidement vu le jour. Il fallait coller au calendrier du musée, dont les collections vont prochainement déménager pour rejoindre le futur grand musée de la ville, dans le château de Rives qui veille sur le port de Thonon. Cette exposition durera deux saisons et sera la dernière présentée dans l’actuel écrin du château de Sonnaz.
Mobiliers hallstattiens : plaques de ceinture de Gruffy, disque ajouré de Saint-Ferréol et brassards de La Tour et de Pringy (prêts du musée-château d’Annecy).
© Christophe Landry - Inrap
Quels types d’objets sont présentés dans l’exposition ?
Christophe Landry : Une première exposition archéologique avait eu lieu au musée du Chablais en 2015, avec le concours de l’Inrap, sur les potiers romains de Thonon. L’ambition, cette année, était de présenter non seulement le mobilier celtique découvert par l’Inrap et les objets restaurés par le musée de Thonon, mais aussi de rassembler tous les mobiliers du second âge du Fer provenant du Chablais. Or ce sont les Genevois qui, au début du XXe siècle, ont sauvé la majorité des mobiliers chablaisiens connus, lesquels sont conservés par le Musée d’art et d’histoire de Genève. Le MAHG a accepté de collaborer avec nous, de restaurer certaines pièces de ses collections, puis de nous prêter l’intégralité des armes et parures qui proviennent du Chablais savoyard et que nous avons pu réétudier dans le cadre du PCR. Quelques objets sont aussi prêtés par le musée-château d’Annecy.
Épées laténiennes dont l'épée courte de Gruffy (en haut) à poignée pseudo-anthropomorphe. Prêt du musée-château d'Annecy .
© Isabelle Fournier
Une fois rassemblés tous ces mobiliers chablaisiens, l’idée était de les confronter à d’autres objets similaires du second âge du Fer découverts à plus ou moins longue distance. Le musée-château d’Annecy a ainsi été mis à contribution avec des pièces majeures provenant d’autres secteurs de la Haute-Savoie, comme les épées des tumulus de Gruffy. Puis afin de mettre en valeur les pièces exceptionnelles livrées par la nécropole de Chens, nous avons fait venir à Thonon leurs rares éléments de comparaison. Ainsi les fourreaux décorés de griffons du musée dauphinois ont fait le voyage depuis Grenoble pour rejoindre les griffons de Chens. Le musée d’art et d’histoire de Fribourg (CH) nous a également prêté le fourreau de Gumefens-Sus Fey, magistralement restauré et au décor si proche de celui de Chens.
Armatures et talon de lance, Chens-sur-Léman (prêts du musée d'art et d'histoire de Genève).
© Isabelle Fournier
Nous avons aussi rassemblé quelques rares armatures de lance à douille décorée, dont celle de Saint-Sulpice prêtée par le Musée cantonal d’archéologie et d’histoire de Lausanne. En particulier, nous présentons la lance de Saunières prêtée par le musée Denon de Chalon-sur-Saône, dont le décor de visages humains trouve un parallèle troublant avec un bracelet en bronze exceptionnel qui a été mis au jour en 2020 par des collègues de l’Inrap Bourgogne, et qui est exposé pour la toute première fois. Je citerai encore cette paire d’épingles à tête annulaire décorée, dont l’une est prêtée par le musée Camille Claudel de Nogent-sur-Seine, et l’autre provient de Chens avec son décor miniature en tête de bélier : il s’agit des seuls exemplaires de ce type conservés en France. Nous avons aussi obtenu le prêt par la Bibliothèque nationale de France du statère en or de Lugrin, pièce très rare découverte près d’Evian au XIXe s.
Une bague coudée en bronze de Chens et celle d'Aime (prêt du musée d'Aime-la-Plagne).
© Christophe Landry - Inrap
Dix-sept institutions ont participé à ce projet, une première pour le musée de Thonon... J’évoquerai pour finir le corpus des bagues coudées, ces anneaux ployés en bronze, cuivre, fer, argent ou même en or, caractéristiques de la parure laténienne du IVe siècle, et dont nous avons réuni tous les exemplaires découverts dans la région Rhône-Alpes, la moitié dans la nécropole de Chens. En particulier, nous sommes très fiers d’exposer pour la première fois un dépôt prestigieux de trois bagues en or, prêté par le musée de Lezoux et qui avait été mis au jour en 2009 dans le sanctuaire gaulois de Corent, en Auvergne.
Bagues coudées en or provenant du sanctuaire gaulois de Corent, en Auvergne. Prêt du musée de Lezoux.
© Christophe Landry - Inrap
Ces objets sont-ils caractéristiques du second âge du Fer ?
Christophe Landry : La particularité des nécropoles chablaisiennes du second âge du Fer est la forte proportion d’hommes en armes inhumés parmi la population. C’est la raison pour laquelle nous présentons de nombreuses épées et lances. Dans les tombes de cette époque, on trouve aussi un grand nombre d’éléments de parure, parmi lesquels les bracelets en bronze sont majoritaires, ainsi que l’accessoire vestimentaire par excellence, la fibule, en bronze ou en fer, qui se décline en d’infinis types et variantes.
Différents types et variantes de fibules datant de la Tène ancienne.
© Isabelle Fournier
Les perles de verre sont assez nombreuses également, mais provenant de fouilles anciennes ou leur position dans la tombe n’est pas documentée, elles ont longtemps été réassemblées en colliers. Dans cette exposition, nous avons pris le parti de reconstituer l’une des parures de perles locales comme pendant sur la poitrine, fixée à des fibules épinglées au vêtement couvrant le haut du corps, sur le modèle de la sépulture féminine de la Kernstrasse découverte à Zürich en 2017 (même si cette dernière est un peu plus récente).
Parure de perles reconstituée.
© Christophe Landry - Inrap
Face aux lacunes que comportent les contextes locaux, nous avons forcément dû prendre des risques calculés avec les restitutions que nous proposons, pour les costumes chablaisiens du IVe s. av. J.-C. en particulier. Nous avons par exemple choisi de soulever la question du décor corporel, du tatouage, dont on n’a bien sûr aucun exemple archéologique dans la région, mais dont on sait qu’il existe depuis au moins le Néolithique final, grâce à Ötzi, l’homme des glaces du Similaun, aux momies de Gebelein en Egypte, ou aux Scythes conservés dans le permafrost de l’Altaï, qui eux sont contemporains de nos Celtes chablaisiens. L’idée est bien-sûr de susciter la réflexion et de prendre du recul par rapport aux conceptions modernes et aux images que nous nous représentons traditionnellement, en tant qu’archéologues ou musées, des populations anciennes.
À quoi fait référence l’expression « avec armes et bagages » dans le titre de l’exposition ?
Christophe Landry : Les armes évoquent le phénomène guerrier très présent à cette époque dans le nord de la Haute-Savoie. Le terme « bagage », qui dérive de la bague que le voyageur mettait au Moyen Âge sur son paquet avant de partir, est entendu dans son sens dérivé de « bagage intellectuel et culturel ». La période de l’âge du Fer est un vecteur formidable pour aborder la question des migrations, très sensible aujourd’hui. Les Celtes, ainsi que leurs productions matérielles, ont beaucoup voyagé, jusqu’en Asie mineure. Par tous ces objets exposés, on touche à des aspects culturels profonds et aussi des origines diverses, géographiques pour ne pas parler d’ethnicité. Ces thèmes peuvent résonner avec le Chablais actuel, région frontalière avec à la fois un enracinement très fort de la population savoyarde et un brassage démographique intense attisé par la proximité de la Suisse.
Nous avons ainsi cherché à encourager le visiteur à réfléchir à la construction d’une « culture », d’abord matérielle, et au-delà « culture » au sens large. Cette notion est encore plus directement présente dans le titre anglais et allemand de l’exposition, « With culture and sword / Mit Kultur und Schwert », librement inspiré du titre de Sienkiewicz. Dans ce but, les deux personnages en pied que le visiteur rencontre dans la « cave au trésor », un guerrier et une jeune femme portant des costumes typiques du Chablais au IVe s. av. J.-C., sont dans une attitude accueillante, pour casser le cliché du Gaulois hostile, attaché à la défense de son pré carré, que l’on peut associer à ces régions situées au pied des Alpes trop souvent considérées comme des barrières, des frontières naturelles. En réalité, les vestiges démontrent qu’il s’agit plutôt de lieux de passage où les influences culturelles circulent, venant souvent de très loin, d’Europe centrale ou de Champagne par exemple. Ce territoire est une porte d’entrée vers les vallées alpines, et vers la péninsule italique par tous les cols qui incisent les crêtes des Alpes occidentales.
Un guerrier et une jeune femme portant des costumes typiques du Chablais au IVe s. av. J.-C. Auteur de l'illustration : ª RU-MOR
© Isabelle Fournier
La difficulté était de construire ce discours en partant de vestiges qui sont exclusivement funéraires. Un fil directeur était l’idée de la mobilité, du voyage, d’abord vers l’au-delà, à travers la mort, mais aussi en quelque sorte le voyage de la sépulture à travers le temps jusqu’à ce que l’archéologue la découvre. La première salle de l’exposition cible ainsi les pratiques funéraires pour aller petit à petit à la rencontre des individus qui ont vécu dans le Chablais. On se retrouve dans la deuxième salle face à face avec ce couple de Celtes du IVe siècle av. J.-C. qui émerge de l’obscurité, au milieu de séries d’objets remarquables, éclairés par des lumières directionnelles rasantes et des jeux de loupe qui visent à mettre au maximum en valeur les décors.
Jeu de loupe sur l'armature de lance et les griffons décorant le fourreau de Vereître.
© Isabelle Fournier
L’Inrap est-il très présent dans le Chablais ?
C’est un territoire qui connaît depuis quelques décennies une véritable fièvre urbanistique du fait de sa proximité avec la frontière suisse. Il faut loger les frontaliers attirés par l’emploi des agglomérations de Lausanne et de Genève. Il y a beaucoup d’aménagements et donc de fouilles, mais comme je vous l’indiquais, peu de sites de l’âge du Fer décelés. Nous avons essentiellement fouillé des sites plus anciens, du Néolithique notamment à Massongy (2018) et surtout au Genevray à Thonon en 2004 puis 2014. Le Genevray est le site archéologique le plus célèbre de Thonon avec ses sépultures à coffrage de pierres, sa stèle gravée et son grand menhir couché. L’âge du Bronze a également fait l’objet de nombreuses opérations, toujours à Chens-sur-Léman et à Thonon.
Parcours de l'exposition.
© Isabelle Fournier
L’Inrap s’est aussi penché sur des périodes plus récentes, avec les fouilles urbaines de Thonon. Celles-ci ont permis d’étudier en 2017 et 2018 un quartier de la ville romaine, ses ateliers de potiers et de forgerons, faisant écho là-aussi aux travaux de J.-C. Périllat des années 1960-70. Ces fouilles de l’Inrap ont une forte dimension mémorielle ici, car la disparition de Périllat a été un véritable traumatisme pour les habitants de Thonon. Il y a une forte attente du public local, car les Thononais sont très attachés à leur patrimoine. Ils sont assez demandeurs, pour que nous communiquions nos résultats, et pour voir revenir à Thonon, dans leur futur grand musée, les vestiges matériels mis au jour sur les sites comme celui du Genevray.
Les portes ouvertes que nous organisons pendant l’été attirent un public nombreux, et chaque exposition traitant d’archéologie confirme cet engouement. En collaboration avec la ville et le musée de Thonon, l’Académie Chablaisienne, le Geoparc Chablais Unesco, le musée de Préhistoire de Sciez et le département de Haute-Savoie, nous organisons des conférences et des animations en milieu scolaire, notamment des rencontres entre les classes de collège et les chercheurs. Par exemple dans le cadre de cette exposition, les classes de latinistes peuvent être impliquées en abordant les auteurs antiques qui ont mentionné les Celtes et les Gaulois. Cette année, à l’occasion des Journées européennes de l’archéologie, au mois de juin, nous organiserons des visites guidées de l’exposition et une projection commentée du documentaire « Le vrai visage des Gaulois » (Philippe Tourancheau, Science grand format). À Thonon l’Inrap remplit pleinement son rôle d’acteur public de diffusion des connaissances et de sensibilisation du plus grand nombre au patrimoine régional. Cette exposition est une preuve du dynamisme de nos partenariats, dont pourront bénéficier aussi bien les Chablaisiens que les vacanciers estivaux séduits par le lac, la montagne, et bien-sûr...l'archéologie.
Christophe Landry, archéologue, chargé de recherche et d’opérations à l’Inrap, membre de l’UMR 5138 Archéologie et Archéométrie - CNRS / Université Lumière-Lyon 2
Amélie Beaujouan, responsable des musées de Thonon-les-Bains
Scénographie
Isabelle Fournier
- Comment est né le projet d’exposition ?
- Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur les Celtes du Chablais ?
- Quels types d’objets sont présentés dans l’exposition ?
- Ces objets sont-ils caractéristiques du second âge du Fer ?
- À quoi fait référence l’expression « avec armes et bagages » dans le titre de l’exposition ?
- L’Inrap est-il très présent dans le Chablais ?