Les découvertes archéologiques permettent aujourd’hui d’avoir une idée plus précise de ce qu’a été la vie des personnes handicapées à différentes époques. Une nouvelle histoire, celle de la différence, se dessine. Valérie Delattre, archéo-anthropologue à l'Inrap, revient sur cette histoire du handicap et de la différence coéditée par l'Inrap et Actes Sud Junior.

Dernière modification
14 octobre 2020


Force est de constater que les efforts pour l’intégration des personnes handicapées dans nos sociétés contemporaines ne sont toujours pas à la hauteur des progrès de l’humanité. Mais il est intéressant d’interroger l’histoire des hommes pour savoir si cette différence que crée le handicap a toujours existé. Que se passait-il dans les sociétés anciennes ?
 

Après Handicap : quand l'archéologie nous éclaire (Inrap/Le Pommier), quel est l'objet de cette deuxième publication sur l'archéologie du handicap ?

Valérie Delattre : Mon premier ouvrage est destiné aux adultes. Je trouvais légitime d'adresser le même message de sensibilisation au handicap à des lecteurs de plus de 12 ans, pré-adolescents et adolescents. Le handicap n’est pas un sujet facile, mais ce type d’ouvrages documentaires chez Actes Sud junior, en coédition à l’Inrap, était aussi pour moi le plus adéquat, parce qu'il permettait, en ayant un ancrage dans le passé, de présenter un focus sur le monde contemporain. Et comme j'avais sur le handicap une bibliographie énorme, car c'est un sujet que j'ai beaucoup traité, j'ai su très rapidement quelle anecdote ou quelle donnée archéologique extraire pour en faire un court texte. Ce n'était pas difficile d'aller chercher un Toutankhamon boiteux, un Mochica (Pérou) qui assimile une personne handicapée à un chamane ou un sujet trépané du Néolithique issu de fouilles archéologiques récentes. J'avais dans ma documentation largement de quoi étayer la réflexion, mais mes choix devaient aboutir aussi parfois à un questionnement contemporain. Je pense par exemple à la manière dont les avocats se saisissent à l'heure actuelle d'une nouvelle définition du handicap pour qu'il cesse de désigner une infériorité mais une différence, à Handi'chiens, les chiens d'aveugles qui ont leurs ancêtres au Moyen Âge, aux Jeux Paralympiques… Le propos également très contemporain de ce livre vise à ne pas perdre nos jeunes lecteurs, en suivant une évolution chronologique tout en allant à la découverte de sociétés du monde entier, sans nous limiter à nos fouilles en France.

C'est une manière de faire de la pédagogie sur le handicap aujourd'hui ?

Valérie Delattre : Ce que je voulais faire en plus d'un ouvrage, et cela se raccorde avec ma pratique associative, c'est de la sensibilisation au handicap en direction des enfants. Dans l'associatif, on peut le faire par le sport, en asseyant par exemple des enfants de CM1 ou de CM2 dans des fauteuils sportifs et en les faisant jouer au basket. Le sport est un vecteur. J'estime que l'archéologie l’est aussi, pour transmettre ce message. On montre aux enfants ce qu'était le handicap dans le passé pour qu'ils puissent réfléchir au présent. Il y avait cette double mission dans le livre, la mission scientifique et la mission citoyenne. Le message associatif était en quelque sorte la plus-value « citoyenne » à ma rédaction scientifique. C'est pourquoi on ne s'est pas arrêté à l'archéologie, mais on a prolongé la réflexion jusqu'au transhumanisme et à des questions comme « est-ce que l'on peut travailler quand on est handicapé ? ». À chaque fois, il y a ce petit rappel et surtout, nous n'avons pas cherché à édulcorer la narration. La difficulté, c'était de leur parler de l’Aktion T4, de l'hécatombe des fous, ou d’autres thématiques compliquées liées à l'eugénisme. Il fallait trouver les mots et ne rien s'interdire. Moi, je ne dis pas « PMR », « personne à mobilité réduite ». Une « personne de petite taille », c'est un nain. « Moignon », c'est moignon. Les mots sont les mots et cela ne sert à rien d'utiliser des périphrases ou des acronymes. Ensuite, il y a la plus-value de l'illustration. Il fallait un illustrateur qui ne tomberait pas dans le misérabilisme et qui saurait trouver le parti pris juste. On a eu la chance que cela soit Vincent Bergier, qui est plein de poésie et d'humour, mais qui ne s'interdit pas non plus d'être grave. La générosité de l'illustrateur, c'est d'être allé chercher dans le texte la petite phrase qui lui permettait de tirer une illustration qui soit la plus pertinente possible.

À partir de quand et pourquoi l'archéologie s'est-elle intéressée au handicap ?

Valérie Delattre : Il y a cent ans, on ne s'intéressait pas au handicap. Le handicap n'était pas un sujet de recherche scientifique en archéologie. On commençait tout juste à découvrir la paléopathologie, c’est-à-dire l’étude des maladies de nos ancêtres. Il y avait des médecins qui s'intéressaient à la Préhistoire et qui voyaient bien qu'il y avait des fractures ou des trépanations. Ils se comportaient comme des médecins, faisant des diagnostics rétrospectifs sur des patients qui étaient parfois morts il y a des milliers d'années. La paléopathologie avait alors deux travers : le cabinet de curiosités ou la recherche de pathologies spectaculaires avec la course au plus ancien cas diagnostiqué. C'était à qui trouverait le plus vieux cas de polio, la plus vieille lèpre, la plus vieille syphilis. On faisait des typologies. Maintenant, on regarde les humains et leurs comportements, et le handicap est venu se greffer à ce mouvement général. On s'intéresse à la guerre, à la violence, à la solidarité, aux inégalités sociales. Il était normal que l'on en vienne à l’état sanitaire des populations. Est-ce que la population que j'étudie était en bonne santé ? Est-ce que c'est vraiment plus important d’observer deux belles fractures que de savoir si globalement une population est en bonne santé, si elle présente des signes de rachitisme ? Et c'est ainsi qu'en tirant le fil des maladies et des soins, on en est arrivé au handicap, avec une lecture des maladies invalidantes et des comportements. Est-ce que l'on excluait les personnes handicapées ? Est-ce qu'on les éliminait à la naissance ? Est-ce qu'on pratiquait l'eugénisme ou est-ce que l'on s'occupait de ces personnes ? C'est un nouveau champ qui s'est greffé à l'histoire de la santé depuis une dizaine d'années et l'Inrap est vraiment en pointe dans ce domaine. Et si on l’explique aux adultes, on peut très bien le raconter aux enfants et adolescents.

En lisant votre livre, on a l'impression que les Gaulois sont plus avancés que les Romains dans la réflexion sur le handicap...

Valérie Delattre : Il y a un petit peu de ça, mais la notion de handicap n'existe pas alors. Il n'y a pas de lunettes, pas d'appareil auditif. On tombe souvent de cheval. Tout le monde devait être un peu « déglingué ». On ne mettait pas de côté, comme on l'a fait à partir du XVIIIe siècle, ceux qui étaient incapables de travailler. On avait un regard autre sur celui qui était différent. Il n'y avait pas la notion de normalité/anormalité. Ce sont des préoccupations de sociétés de riches et de labeur salarié. Dans ces sociétés, quelqu'un qui ne peut pas travailler et gagner de l'argent est incapable et inapte. C'est en ce sens que le handicap est devenu une infériorité et pas simplement une différence. C'est à partir de l'époque moderne, au siècle des Lumières, et encore plus quand il a fallu envoyer tous les gens à l'usine au XIXe siècle, qu'on a commencé à regarder les personnes handicapées comme des poids, des « charges » dans la société. À cet égard, il n'est pas inintéressant de s'interroger sur la manière dont, aux XXe-XXIe siècles, le handicap est considéré dans des sociétés où il faut être beau et jeune et où rien n'est fait pour des personnes qui marchent plus lentement ou qui n'ont pas toutes leurs facultés cognitives. Charles Gardou, un sociologue du handicap, dit que dans une société qui tient debout, il n'y a pas de vie minuscule, pas de petite vie. Toutes les vies se valent. Il faut tendre vers ça. Tout le monde parle aujourd'hui d'humanisme et de bienveillance, mais il existe une exclusion qui est extrêmement violente. On doit vraiment s'enorgueillir d'accueillir chacun pour ce qu'il est et pour ce qu'il apporte à la société. Il est là, l’enjeu de civilisation ! Et en expliquant cela à des jeunes lecteurs, on parie sur l'avenir, en espérant qu'ils seront des adultes intelligents et accueillants. Ce livre, c'est une sorte de vademecum qui leur dit tout ce qui s'est fait de bien et de mal pendant des millénaires pour ne plus avoir peur de la différence et construire ce fameux monde meilleur, ce « monde d'après » auquel on aspire ! Et c'est bien de faire sortir l'archéologie des musées et des colloques pour réunir les gens autour de thèmes contemporains. J'adore les colloques, les tables rondes, je suis la première à batailler sur une transition du Bronze final/Premier âge du Fer, mais à l'Inrap, on a aussi cette mission envers d'autres publics. On est le service public.

Valérie Delattre est archéo-anthropologue à l’Inrap. Elle est spécialiste des pratiques funéraires et culturelles de la Protohistoire au Moyen Âge ; elle est également très investie dans le milieu du handicap dans le cadre associatif des « Défis de Civilisations ». En 2011, elle a été lauréate du prix Handi-Livres pour son ouvrage Décrypter la différence.

Vincent Bergier vit et travaille à Paris. Après avoir passé son enfance à dessiner Lucky Luke, il obtient une licence d'arts plastiques et participe à la création du fanzine Caramel. Aujourd'hui, il illustre des livres pour enfants chez Actes Sud Junior, Nathan, Milan, Bayard et collabore régulièrement avec la presse jeunesse (Capsule Cosmique, J'aime lire, Astrapi, Images-Doc, Toboggan...). Pour Actes Sud Junior, il a illustré Objectif Louvre (1 et 2), dans la collection « À petits pas », La Généalogie et La Photo ainsi que La Grande Aventure de l'écriture.