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Artisanat antique dans l’aire Vésuvienne : le cas de la pierre
Depuis 2001, Le Centre Jean Bérard développe un programme sur l’artisanat antique dans l’aire Vésuvienne, à Pompéi et Herculanum. Dans ce cadre, une étude s’intéresse depuis 2012 à l’artisanat de la pierre et au processus de taille. Elle s’appuie sur l’étude de l’important corpus des blocs des sites.
éléments porteurs en tuf gris de "Nocera"
Le projet scientifique en lui-même touche à un très vaste sujet, l’artisanat de la pierre. La recherche cible, des éléments porteurs de petit module en tuf volcanique gris dit « de Nocera » repérés dans de nombreux bâtiments de la ville de Pompéi (domus, lieux publics, ateliers etc.), dans plusieurs maisons d’Herculanum ainsi que dans la villa San Marco à Stabies. Ces productions sont aussi comparées à des éléments de plus gros module, taillés dans le même matériau, et apparaissant essentiellement dans les grandes maisons. Toutefois, l’étude de ces derniers éléments est plus difficile car certaines de leurs faces ne sont pas observables alors que les lits d’attente et de pose des petits blocs nous apportent un nombre considérable d’informations. Ces petits éléments porteurs (avoisinant 2 m de hauteur) étaient destinés à structurer les ouvertures des premiers étages des maisons donnant tantôt sur l’extérieur, tantôt sur des atria ou des jardins. Ces colonnes et piliers à demi-colonnes engagées sont donc une production spécifique liée à la construction des seconds niveaux, elles permettent de créer des loggias largement ouvertes recevant éventuellement des menuiseries.
Exemple de piliers à demi-colonnes engagées (à gauche) et de colonnes libres (à droite).
© G. Chapelin, G. Vincent.
Avec l'autorisation du ministère du Patrimoine et de la Culture et du Tourisme - Surintendance de Pompéi. Reproduction et duplication interdite.
Provenance des matériaux et datation des éléments architecturaux
L’idée générale sous-tendue par ce travail est d’essayer, par la caractérisation de chaînes opératoires et la mise en place de typologies précises d’éléments architecturaux, de définir des ensembles cohérents révélant la signature d’un ou au contraire de plusieurs ateliers œuvrant sur ces sites et fournissant des produits similaires aux commanditaires de travaux de construction. Les travaux effectués ont permis d’inventorier pour le moment un corpus de plus de 320 blocs, tous taillés dans le tuf gris dit de « Nocera ». Ce choix d’étude résulte du fait qu’il s’agit d’une variété de roche qui garde bien mieux que les autres sur son épiderme les traces des outils du tailleur de pierre. Outre cet inventaire, une prospection des environs immédiats a permis de faire le point sur la provenance du matériau et de son origine probable que l’on peut situer effectivement à Nocera et sur la côte Sorrentine. Enfin, le cadre chronologique de l’étude est celui de la période d’emploi du tuf pour la construction des grandes maisons urbaines Samnites. Si l’usage de ce matériau remonte très vraisemblablement au début du IIIe s. av. J.‑C. avec la construction de la deuxième enceinte Samnite, c’est le développement du modèle de maison à cour à péristyle et atrium qui impulse la fabrication quasi industrielle des colonnes et piliers à demi-colonnes engagées au cours du IIe s. av. J.‑C. Ainsi, les données stylistiques sont cohérentes avec cette datation, la plupart des éléments décorés sont finalisés dans le style dorique et ionique. Les seuls éléments potentiellement différents concernent ceux d’ordre dit « cubique » qui pourrait être simplement inachevés et qui représentent sur Pompéi près du quart des blocs de chapiteaux. Enfin, il convient de signaler la présence de quelques chapiteaux de colonnette de style italo-corinthien à acanthes caractéristiques en forme de « feuilles de choux ». Ces formes semblent se développer surtout après le milieu du IIe s. av. J.‑C. sur le site mais l’arrêt de la production semble contemporain de la prise de la ville par Sylla en 80 av. J.-C. Il faut donc considérer qu’après cette date les éléments lapidaires que nous étudions ne sont plus produits et qu’ils sont simplement réemployés dans les structures plus récentes.
Chapiteau ionique à quatre faces, IX, 3, 5-24, casa di Marcus Lucretius.
© G. Chapelin, M. Covolan.
Avec l'autorisation du ministère du Patrimoine et de la Culture et du Tourisme - Surintendance de Pompéi. Reproduction et duplication interdite.
Chapiteau cubique de pilier à demi-colonne engagée, I, 6, 7, fullonica di Stephanus.
© G. Chapelin, N. Leys.
Avec l'autorisation du ministère du Patrimoine et de la Culture et du Tourisme - Surintendance de Pompéi. Reproduction et duplication interdite.
Chapiteau corinthien italique partiellement tourné.
© G. Chapelin, G. Vincent
Avec l'autorisation du ministère du Patrimoine et de la Culture et du Tourisme - Surintendance de Pompéi. Reproduction et duplication interdite.
TYPOLOGIE des piliers à demi-colonne engagée et colonnes
Le cœur du sujet porte sur des éléments porteurs étudiés à la fois du point de vue typologique par le biais d’un classement et surtout du point de vue technologique. Cette documentation renvoie pour l’instant l’image de plusieurs lots assez homogènes entre eux qui présentent de nombreuses traces de travail similaires. Les éléments porteurs peuvent se classer en deux grands ensembles : les piliers à demi-colonne engagée et les colonnes. Se distinguent ensuite pour chacun de ces éléments ceux achevés et ceux inachevés : les éléments portant des cannelures et ceux restés lisses, les colonnes ou piliers portant des chapiteaux cubiques et ceux portant des chapiteaux décorés doriques, ioniques ou corinthiens. Néanmoins, et de ce que nous avons pu voir, tous ces éléments, quels qu’ils soient, possèdent une base attique sauf bien entendu les quelques piliers ou colonnes d’ordre dorique. La majeure partie des blocs est toutefois représentée par les ensembles porteurs d’ordre ionique à base attique et cannelures et par les ensembles à chapiteaux cubiques. Ceux-ci sont en grande majorité associés à des fûts cannelés et des bases attiques. Enfin, trois lots de chapiteaux corinthiens de style italique à acanthes en feuilles de choux ont été recensés. Il s’agit d’une production marginale, probablement en raison d’un emploi chronologiquement réduit et lié à une fonction différente.
Du bloc de pierre brut à la taille finale
Au sein de chaque groupe, les blocs particulièrement intéressants sont ceux qui n’ont pas subit totalement le processus de taille et qui laissent donc transparaître les étapes de leur fabrication. Cette caractéristique du corpus nous a ainsi permis de détailler la chaîne opératoire du bloc brut de carrière jusqu’à la taille finale. Outre les piliers a demi-colonne engagée, taillés de manière classique au marteau taillant et ciseau, le tour est systématiquement utilisé pour la production des colonnes libres quel que soit le bloc à fabriquer (base, chapiteau ou fût). Cette étape est particulièrement intéressante dans le cas de la production des blocs de chapiteaux ou de base. En effet, le volume capable de base est systématiquement le même, à savoir un cylindre associé à un cube. Ainsi, à quelques centimètres près, ce volume capable peut être utilisé pour fabriquer une base attique, un chapiteau dorique, ionique ou corinthien, mais il peut tout aussi bien rester en l’état, un chapiteau cubique. Ceci appelle quelques réflexions à propos de ces derniers qui ont déjà fait l’objet de plusieurs études par ailleurs. Le débat porte sur le fait qu’il s’agisse ou non d’un style à part entière ou de chapiteaux qui ne sont pas terminés. Dans ce cas il faut peut-être envisager au départ une raison économique pour laquelle ont été laissés provisoirement certains chapiteaux sous la forme cubique après quoi cet état aurait duré et envahi le paysage architectural pompéien à tel point que le « style » cubique représente encore en 79, de ce que nous pouvons en voir aujourd’hui, une grande partie des chapiteaux du site.
Prototype de tour horizontal
Enfin, le dernier apport de cette étude, et non des moindres, porte sur le tour en lui-même et nous a amené, à la suite d’observations précises des traces laissées par cet instrument, de tenter une hypothèse de reconstitution de la machine. Si dans un premier temps nous imaginions un tour vertical, il s’est rapidement avéré que certaines traces étaient difficilement réalisables avec un système de ce type et qu’il fallait plus vraisemblablement imaginer une rotation horizontale du bloc pour pouvoir à la fois produire des traces sur le parement et les lits des blocs en question. En définitive, dans le cadre du travail de ces petites pièces, nous imaginons un appareil relativement simple et sans doute assez facilement transportable. Il ne semble pas s’agir d’un système forcément mis en place dans une carrière qui produirait des blocs préfabriqués pour fournir tous les chantiers de la ville mais bien un instrument facilement démontable utilisé sur des chantiers indépendants et permettant donc de produire des lots semblables mais légèrement différents dans le détail. Il y a bien une certaine homogénéité des traces de tour mais chaque grosse série présente ses particularités. Précisons que ces petites différences des aspects techniques vont souvent de pair avec de légères variations de dimensions. Il faut peut-être y voir un nombre restreint d’ateliers, tous formés à une même technique au sein desquels se distinguent des individus.
Prototype de tour horizontal.
© G. Chapelin
Reproduction et duplication interdite.
Guilhem Chapelin
Centre Jean Bérard USR 3133 – CNRS/EfR, Naples
guilhem.chapelin [at] laposte.net ()
Ghislain Vincent
Inrap MED, Nîmes
ghislain.vincent [at] inrap.fr ()